[1.2.2] Les Yportais
Les Yportais sont-ils des Grecs ? Selon le Guide
du pays de Caux (1988:105), qui n'indique aucune source
et n'omet pas de préciser " s'il faut en croire
la légende ", la ville d'Yport aurait été
créée par des Carthaginois. Jusqu'à ce
jour, aucun document n'en a apporté la preuve mais,
ce qui est en revanche certain c'est que, dans les environs
d'Yport, les habitants de cette ville sont appelés
les Grecs et que les Yportais eux-mêmes revendiquent
vivement cette appellation. L'explication la plus répandue
est que la lettre initiale du toponyme (y) est la preuve irréfutable
d'une origine grecque(3).
Une autre hypothèse, ou plutôt conviction, est
celle d'un bateau grec échoué devant Yport et
dont les rescapés se seraient installés dans
la ville. L'accident aurait eu lieu à une époque
lointaine, et il est rare que l'on précise une date,
même approximative, comme le fait le témoin suivant :
en 1900 ou 1800 / je sais plus
/ un batiment grec à vapeur s'est échoué
devant Yport / y a eu quelques survivants qui ont fait souche
Les deux seuls échouages qui figurent dans les archives
d'Yport sont, en 1792 celui d'un navire chargé de barils
de beurre salé, et en 1913 celui du " Psyché "
qui transportait des barriques de vin. Les équipages
des deux navires étaient français. C'est à
une époque lointaine, généralement avant
Jésus Christ, que la majorité des témoins
situe la date de la fondation d'Yport par des Grecs. Nous
avons aussi entendu dire à Fécamp que d'autres
localités ou îles devraient certains de leurs
caractères à des navigateurs grecs (Port-en-Bessin(4), Ouessant, l'Ile de Groix, Les Sables-d'Olonne)
et, dans un autre cas, des marins vénitiens (Dieppe).
En Basse-Normandie, on assure que le parler de Créances
porterait les traces de l'échouage d'une embarcation
espagnole.
Nous n'avons jusqu'alors trouvé aucun document permettant
de prouver l'origine grecque d'Yport. Cependant, à
notre question concernant le terme grec appliqué
aux Yportais, le conservateur général du Patrimoine
à la direction des archives départementales
à Rouen nous répond (lettre du 27.04.01) : " L'origine
de ce surnom est, bien sûr, incertaine car elle remonterait
pour le moins aux premiers siècles de notre ère.
En effet, vous n'ignorez pas qu'il existait des relations
commerciales entre la Grèce et l'Angleterre dès
l'Antiquité [...] La tradition orale de la région
d'Yport laisse donc à penser qu'un navire composé
de Grecs fit naufrage à une époque reculée
de l'histoire du littoral cauchois. Mais naturellement cette
hypothèse ne repose sur aucun critère scientifique
solide. Il est toutefois certain que la population d'Yport
se caractérise par sa singularité en regard
des populations des villages voisins, pratiquant largement
l'endogamie au cours de son histoire ".
L'idée que Pythéas le Massaliote pourrait être
l'ancêtre des Yportais s'est répandue à
Yport ces dernières années. De son voyage au
large des côtes de l'Angleterre et -- peut-être --
en mer Baltique, Pythéas a écrit une relation
qui a été perdue, Description de l'océan.
Cependant, certains auteurs, en particulier Strabon et Pline,
ont fait des citations de son ouvrage. Ce sont ces citations
que Broche (1935) présente et commente dans une thèse
de doctorat. Il constate qu'il peut seulement faire des hypothèses
sur le périple de Pythéas et qu'il n'est pas
possible de déterminer, de façon sûre,
le type d'embarcation employée pour l'expédition,
le nombre éventuel des bateaux, la composition de l'équipage,
ni l'itinéraire du voyage. L'ouvrage de Lallemand (1956),
largement inspiré de Broche mais plus spécialement
destiné à la jeunesse et celui de Bombard (1998),
qui puise son information chez Lallemand, n'apportent évidemment
aucun élément nouveau.
L'origine grecque des Yportais, selon un témoin, serait
prouvée par le type physique des habitants ainsi que
par le nom du bateau, caïque(5),
en usage dans la ville :
vous savez que les marchands
du Bosphore / des Dardanelles / commerçaient dans la
Méditerranée jusqu'à ce qu'ils se rendent
compte qu'il y avait une ouverture dans l'ouest / à
Gibraltar / alors qu'est-ce qu'ils ont fait / avec leur [interruption]
c'était plus gros que la barque / c'était pas
encore un navire / c'était intermédiaire / pratiquement
à fond plat / ça s'échouait facilement
/ ils appelaient ça des caïques / fallait trouver
une plage où il y avait pas de barre / fallait qu'ils
s'échouent / dans le golfe de Gascogne c'était
pas possible / mais ils ont trouvé les Sables d'Olonne
/ Port-en-Bessin et Yport / les gens arrivaient / achetaient
leur marchandise / puis à Yport ils ont fait souche
/ on voit bien que les Yportais sont plutôt du type
méditerranéen que viking
Remarquons cependant que les Etretatais et les Valeriquais,
par exemple, utilisent le même type de bateau de pêche
que les Yportais et, sans revendiquer d'autre origine que
cauchoise, l'appellent aussi une caïque(6)
(voir § 3.3.2.1).
Un témoin apporte encore une preuve de l'identité
méditerranéenne d'Yport, ville dont la devise,
selon lui, ne peut appartenir qu'à des marins commerçants :
[citation] pour tout ce que tu
peux attraper avec la main / t'as pas besoin d'équelle
(échelle)(7) [fin de citation] ça veut dire faut
tirer profit de tout ce qui est à ta portée
Nous demandons à un informateur son opinion sur l'origine
grecque des Yportais :
moi j'ai toujours entendu dire
que les Yportais étaient des Phéniciens / c'étaient
les Normands du sud / ils étaient plus audacieux que
les Grecs // que les Yportais soient des Phéniciens
/ c'est une tradition orale et familiale mais il n'y a pas
de recherches historiques sur le sujet
Boulard (1914:39), vers 1900, s'était déjà
interrogé sur l'origine des habitants de la ville dont
il était directeur d'école et secrétaire
de mairie. Mais, après avoir consulté les registres
d'état civil les plus anciens, il conclut que les noms
des Yportais, bien cauchois selon lui, ont toujours été
les mêmes. Quant aux caractères ethniques des
habitants, il remarque qu'" ils ne présentent
aucune différence avec ceux des Normands en général ".
L'appellation de grec appliquée aux Yportais,
très vivante dans les milieux de pêcheurs entre
le Havre et Le Tréport, souvent ignorée des
agriculteurs, ne dépasse guère, vers l'amont,
Saint-Pierre-en-Port et un habitant de Veules-les-Roses nous
assura qu'il était absolument notoire, dans leur cité,
que les Yportais étaient issus de marins venus des
Indes. Un Fécampois nous expliqua ce qu'il croyait
être le point de départ de cette rumeur répandue
il y a une cinquantaine d'années par un plaisantin.
Que l'origine grecque des Yportais ait une source de cette
nature n'est pas impossible et on peut seulement constater
qu'elle était déjà bien établie
au début du siècle, selon Boulard (voir supra),
qui n'a pas pu l'élucider.
Outre qu'ils seraient des Grecs, ou peut-être pour cette
raison, les Yportais étaient considérés
comme étant particuliers et l'un deux nous raconte
un souvenir de ses campagnes de pêche sur un chalutier :
j'étais le seul Yportais
à bord / le captaine (capitaine) / il avait
un ohiin (8) (ohin parti pris) contre les Yportais
/ aujourd'hui ça se sent moins / mais autrefois / on
était les mal-aimés / faut dire qu'on avait
une mentalité un peu spéciale
Il circule des quantités d'anecdotes présentant
les Yportais de façon ridicule. L'une d'elle raconte
comment les Yportais croyaient, alors qu'ils l'avaient amarrée
pour la descendre chez eux, que l'église de Criquebeuf
commençait à descendre, alors qu'ils ne glissaient
que dans la bouse de vache. Une autre met en scène
deux Yportais partis à Rouen pour acheter " un
Jésus " pour décorer l'église (finalement
construite). Et à la question du marchand qui s'enquiert
de savoir s'ils veulent un Jésus mort ou vivant, ils
se décident pour un Jésus vivant qu'ils pourront
toujours tuer plus tard si nécessaire, etc. Racontées
aujourd'hui par les Yportais eux-mêmes, elles font la
joie de tous mais, en a-t-il toujours été ainsi ?
Et le dicton que nous cite un Yportais, était-il vraiment
apprécié autrefois :
Bénouville sorcier (9)
/ Vattetot canaille / Yportais bêïtes (bêtes)
Grec pourrait-il être compris dans un autre sens
que " habitant de la Grèce " ? Si le Petit
Robert ne donne que cette acception (ou d'autres équivalentes),
le TLF (9:463a et passim) montre que, depuis le moyen
âge, des locutions contenant le terme grec ont
eu des significations diverses, par exemple, vent grec
pour " vent de nord-est ", être grec
pour " être trop habile à tromper, synon.
escroc, filou, rusé ", ce n'est pas un grand
grec pour " c'est un ignorant ". Ces locutions
ne nous semblent pas avoir de rapport direct avec Yport, le
vent de nord-est n'est pas particulièrement dominant
dans le port, les Yportais n'ont pas la réputation
de tromper leurs voisins ni d'être plus ignorants qu'eux.
Nous relevons encore la locution : c'est du grec pour
moi pour " je n'y entends rien " expression
qui, aujourd'hui tombée en désuétude
(au profit de " c'est du chinois "), retient notre
attention car, quelle était précisément
la particularité des Yportais ? C'est que leur
langue avait (a toujours) la réputation d'être
incompréhensible dans la région. Grec
est un surnom parmi ceux que nous avons recueillis sur la
côte cauchoise (voir § 3.1), surnoms qui ont tous
été donnés par les voisins des concernés.
Nous n'avons pas relevé de cas où les habitants
d'un village se sont eux-mêmes doté d'un sobriquet.
On pourrait penser qu'on a appelé les Yportais Grecs
en raison de leur parler, à une époque que l'on
pourrait situer entre le XVIIème siècle (date
où la locution est attestée) et le début
du XIXème où Boulard en fait mention. Ce premier
sens a pu, au fil des ans, être oublié. Les Yportais
auraient pu le reprendre à leur compte, par plaisanterie
peut-être d'abord, pour s'inventer une ascendance jugée
plus glorieuse que la leur et, au fil des temps, la provenance
du surnom (de même que la plupart de celle des autres
que nous avons recueillis) serait tombée dans l'oubli.
Puis les Yportais auraient peu à peu construit une
légende en employant ces éléments qui,
pour certains, sont la preuve irréfutable de leur naissance : le
y grec initial du toponyme, la caïque, la devise
de la ville, les caractères ethniques des habitants,
etc. Boulard ne commente que l'origine grecque, si
bien que l'on peut penser que c'est après lui que les
souches carthaginoise et phénicienne font leur apparition.
Quant à Pythéas le Massaliote, ce n'est que
dans les années 80 que son nom surgit à Yport.
Il serait étonnant, si Grec est un surnom qui
a été donné aux Yportais par leurs voisins,
qu'il indique une origine méditerranéenne. Mais,
dans l'état actuel des recheches, rien n'exclut que
l'adjectif fasse bien référence à une
ascendance et, dans ce cas, ne soit pas un surnom comparable
à ceux que l'on rencontre sur la côte. Constatons,
pour terminer, que l'appellation des Yportais fait tant leur
fierté qu'elle a été prise comme nom
d'une association présentée dans le Courrier
cauchois (17 mars 2001, p. 23) sous la rubrique : " Les
'Grecs' font la fête ". Moins de deux mois plus
tard, nous pouvions constater en lisant le titre " La
boom chez les Grecs " (28 avril 2001, p. 26) que les
" Grecs " n'étaient déjà plus
signalés par des guillemets.
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